La poussée du sport chez les agriculteurs
« S’il peut courir, c’est qu’il n’a pas assez travaillé ! » Exercer une activité physique a longtemps été considéré comme un acte de fainéantise dans les fermes. À un an des Jeux olympiques et à quelques jours du lancement de la Coupe du monde de rugby, les sportifs de l’agriculture témoignent de leur conquête des terrains à force d’abnégation et de passion.
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Il a dû se cacher pour courir. Henri-Pierre Billaud, éleveur aux Essarts-en-Bocage, en Vendée, a feinté son entourage et ses voisins pour pratiquer son sport favori, la course à pied. « Il y a trente ans, j’ai fini par aller “m’enfermer” dans les forêts pour m’entraîner », explique-t-il. Auparavant, à la vue de tous sur les chemins de sa commune, son attitude agaçait, surtout les agriculteurs : « Lui, il n’est pas assez fatigué, il n’a pas assez travaillé », entendait-il sur son passage.
« J’ai fait du handball et du basketball, sans jamais recevoir de réflexion. Ces sports se pratiquent en salle, j’étais moins remarqué par mes collègues. Mais dès que j’allais courir à l’extérieur, c’étaient toujours les mêmes critiques, se souvient-il. Je commençais le boulot à 6 heures le dimanche, puis je partais me défouler sur les sentiers vers 10 heures, à la fin de mon travail... J’avais tout le temps des remarques. Une fois quelqu’un m’a dit : “Si tu cours, c’est que tu as du temps, donc tu peux venir ensiler chez moi.” J’ai dû passer l’après-midi chez lui. Après ça, j’ai opté pour la forêt. »
Le travail d’abord
Dans le Cantal, Michel Veschambre, éleveur laitier à Cheylade, a dû batailler ferme également pour vivre sa passion pour l’enduro : « Dans les années 1980, les sports mécaniques n’étaient pas dans l’air du temps ni dans les mentalités dans notre vallée. » Depuis une mobylette trafiquée pour gravir les talus jusqu’à sa première moto d’enduro achetée avec son argent personnel en 1982, suivies de dix ans de compétition au niveau national avec la Ligue d’Auvergne, le jeune éleveur qui assurera son travail à côté, ne sera jamais soutenu par les siens.
Sa mère est inquiète et son père peu enclin à toute forme de distraction dans un contexte où les paysans sont avant tout faits pour travailler. « Pourtant, trois tours de 80 km de chemins souvent boueux et à fond mettent votre résistance physique et mentale à l’épreuve ! Indispensable aussi dans notre métier. »
La bascule en 2000
A l’exception de quelques agriculteurs engagés au sein d’équipes communales de football, rugby ou cyclisme, les témoignages de ceux qui ont dû exercer une activité sportive à l’abri des regards, voire y renoncer au profit du métier ou des parents, ne sont pas rares. Le changement s’est opéré au début des années 2000. « Auparavant, partir en vacances, s’octroyer des loisirs étaient mal perçus, surtout par les anciens, se souvient l’éleveur-triathlète, Jérôme Caillé. On était facilement traité de fainéant. Aujourd’hui, le sport est entré dans les mœurs. Je me le répète tous les jours, mon métier n’est pas toute ma vie. »
Le Deux-Sévrien, âgé de 46 ans, s’entraîne en famille ou avec des agriculteurs de sa coopérative : « On ne perd jamais son temps à se consacrer à sa passion ». Le sport concourt, selon lui, à mieux articuler ses temps de vie. Vecteur de convivialité, sas de décompression, il l’aide aussi à améliorer sa santé physique et à éprouver ses limites, mais pas seulement. « Je me sens plus efficace et serein dans mon travail depuis que je fais du triathlon. » L’activité physique peut aussi se révéler bonne accompagnatrice lors du passage à la retraite, d’autant plus quand s’installe un sentiment d’inutilité après tant d’années de travail sans à-côté.
Terrain de jeu idéal
D’autres ont tôt vu dans l’agriculture un moyen de performer, notamment sur les sentiers. Pour l’agriculteur pyrénéen de 42 ans, Beñat Marmissole, la combinaison s’est avérée gagnante. Ce coureur de l’extrême a explosé en 2022 en remportant la sixième place du mythique Ultra-trail du Mont-Blanc et en gagnant la Diagonale des fous, à la Réunion, après 160 km d’un dénivelé vertigineux. Sa technicité et son mental d’acier sur les chemins les plus escarpés tiennent, selon lui, à ses journées d’estive à la suite du troupeau familial, depuis qu’il est enfant. Sur la scène du trail, Brice Delsoullier, le pâtre pyrénéen, et Yann Mondot, le berger des Esclops d’Azun expliquent aussi apprendre des transhumances.
« Ils ont cru en moi »
Victoire Berteau déclare plus largement tenir sa force de ses racines. A 23 ans, la cycliste sur route qui vise les JO de Paris en 2024, dédie toutes ses victoires à ses parents, éleveurs dans le Nord : « Le matériel coûte cher, les déplacements aussi... Etant fille d'agriculteurs, dans une famille de quatre enfants, il est sûr que ce n'est jamais facile de faire autant de sacrifices pour un enfant et pour un sport. […] Ça me fait chaud au cœur que mes parents aient cru en moi. » Lors des Jeux olympiques, elle pourrait retrouver la judoka, Mélodie Turpin, une étudiante en agronomie qui fait preuve de la même abnégation et reconnaissance auprès des siens, éleveurs à Écouché, dans l’Orne.
En vingt ans, quasi toutes les disciplines sportives ont vu arriver sur leur terrain des champions issus du monde agricole, depuis le rugby au body-building, avec Antoine Carriou, 24 ans, agriculteur à Lézardrieux, dans les Côtes-d’Armor, en passant par l’athlétisme avec la spécialiste du lancer du disque, Mélina Robert Michon, 44 ans, fille d’agriculteurs isérois. L’enseignement agricole a également mis les bouchées doubles ces dernières années pour favoriser la pratique du sport au sein des cursus scolaires, notamment dans le domaine du ski.
Le sport à tout âge
Le sport est devenu si présent en agriculture que certains jeunes parviennent désormais à convaincre leurs aînés de se lancer. Il est fréquent par exemple, dans les Deux-Sèvres, que Laurent Jarry, 62 ans, aille courir avec ses enfants Amélie et Yoann, tous deux éleveurs associés. Quant au Vendéen Henri-Pierre Billaud, il a pris sa retraite à la fin de 2019, mais conservé ses baskets. Les regards sur lui ont changé. A 64 ans, il court désormais au moins quatre fois par semaine et participe à des épreuves, sous le maillot de l’association Essar’Trace, qui compte environ quatre-vingts adhérents. L’éleveur se présentera en octobre au départ du Trail des Templiers, au cœur des Grandes Causses, dans l’Aveyron. Parmi mille coureurs et plus de quarante-cinq nationalités, il devrait parcourir 80 km.
De son côté, le Cantalien, fan d’enduro, Michel Veschambre, âgé de 60 ans aujourd’hui, a dû tôt arrêter la compétition d’un sport jugé dangereux, au point d’exclure l’assurance des prêts contractés à son installation en 1990. Un regret toujours tenace trente ans plus tard.
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